La Ronde Noire, une sobriété choisie
Trans’histoire – octobre 2025
La Ronde Noire, c’est bien plus qu’une métairie nichée au cœur des montagnes jurassiennes. C’est non seulement un lieu de labeur mais aussi de passage, de refuge et de lien. Un lieu où s’expérimente une autre manière d’habiter le monde, au rythme du vivant. Un endroit où l’on vient confier ses vaches l’été — 150 bêtes appartenant à des propriétaires de la région — et où les adeptes de ski de fond viennent se réchauffer autour d’un bon plat en hiver. Mais derrière ce décor de carte postale, il y a surtout une histoire singulière, celle d’une femme, Camille Erbetta, anthropologue devenue bergère, qui vit depuis quinze ans dans une clairière entourée de forêt, avec son compagnon Dušan et leur fils.
Par Nathalie Ljuslin
Vivre simplement pour que d’autres puissent simplement vivre
Gandhi
Quand on arrive à la Ronde Noire, la première chose qui frappe, c’est le soin apporté à chaque détail. Le lieu respire la beauté, la paix, une forme de justesse. Tout semble à sa place, rien n’est laissé au hasard.
Camille Erbetta, c’est le cœur battant de cette métairie. Avec son mari Dušan Rybacek, elle en a repris les rênes il y a quinze ans. Elle a étudié l’anthropologie à Neuchâtel, voyagé, rencontré Dušan en Tchéquie. Ensemble, le couple a tenu un alpage dans la région de Derborence… Jusqu’au jour où une opportunité s’est présentée : reprendre la Ronde Noire, au-dessus de Mauborget, sur les flancs du Chasseron. Une décision forte, surtout pour un couple non issu du milieu agricole. Et plus encore pour une femme et une personne issue de la migration.
Les débuts n’ont pas été simples. Certains propriétaires de vaches ou voisins s’adressaient systématiquement à Camille pour demander à parler à son mari, persuadés que c’était lui «le patron ». Pourtant, c’est bien elle qui mène les bêtes, les observe chaque jour, les soigne — tout en portant aussi la charge mentale de la maison. Son mari Dušan, de son côté, n’a pas échappé non plus aux stéréotypes : beaucoup le prenaient, au premier regard, pour « l’ouvrier polonais de passage ». Et pourtant, c’est lui qui a su rénover les façades, entretenir les alentours, restaurer le bâti dans le respect du travail des ancien·nes. Peu à peu, tous deux ont su gagner la confiance du voisinage.
Sa passion à Camille, ce sont les brebis, et son ambition, celle d’une paysanne-artisane, s’inscrit dans une logique de relocalisation des savoir-faire, de circularité et de résilience : maîtriser chaque étape, c’est se réapproprier une autonomie perdue et redonner du sens à chaque geste : de la traite au fromage, de la tonte de la laine jusqu’au tricotage d’une couverture tissée avec patience et gestes anciens. Et lorsque la tempête dissuade même les skieuses et skieurs, l’hiver impose une forme de repos actif, fait de filage, d’expérimentations, de lecture, d’introspection — un temps suspendu où l’on affine les savoir-faire et les pensées.
Dans cette vie au plus proche du vivant, la mort est une présence constante, ni crainte ni occultée. Camille distingue avec clarté les moments des naissances, porteurs de vie et d’espoir, de ceux, plus sombres, de l’abattage des bêtes, qui demandent respect et lucidité. Elle aime ses animaux, profondément, mais refuse les illusions romantiques. Quand son vieux cheval, compagnon de route, a décliné, elle a pris la décision difficile de l’abattre. Un choix fort : prolonger sa vie autrement, en transformant sa chair en nourriture, dans un geste empreint de gratitude. Pour elle, accompagner un animal, c’est aussi savoir quand et comment le laisser partir. Elle confie : «Peut-être que je fais tout ça pour apprendre à affronter la mort, pour me préparer à celle de mes proches et à la mienne. »
Camille n’aime pas les dogmes. Sa pensée est nuancée, ancrée, lucide. Le loup, par exemple, est un sujet qui la travaille profondément — surtout depuis l’attaque que son troupeau de brebis a subie. À la croisée des chemins, entre ses collègues éleveurs/euses et les urbain·es de passage, elle prête une oreille attentive aux interrogations des un·es et des autres. Avec humilité, elle constate que « les positions sont moins polarisées qu’on ne le croit ». Pour elle, une chose est sûre : « il est nécessaire de repenser nos manières de travailler ».
Dans cette clairière, la sobriété est un choix de vie. Mais elle le dit sans détour : « Ce n’est pas toujours facile, surtout quand on a 50 ans et qu’on se demande encore si on va réussir à payer son assurance maladie. » Ici, rien n’est idéalisé. Vivre avec peu, c’est aussi vivre avec l’incertitude — et composer avec un confort rudimentaire. L’eau et l’électricité sont consommées avec parcimonie ; chaque geste compte. Le chauffage se fait au feu de bois, préparé et stocké pendant l’été, bûche après bûche, en prévision des longs mois d’hiver. Ce mode de vie impose une forme de vigilance permanente, mais aussi un ancrage profond dans le rythme des saisons et les ressources du lieu.
Dans ce métier profondément solitaire, Camille a su tisser un réseau de solidarité. Avec les voisin·es, en rejoignant une association de bergères et bergers qui propose des formations, en accueillant des expositions artistiques, en s’entraidant avec une autre famille qui pratique l’école à la maison, en formant des stagiaires, et en ouvrant largement sa porte aux ami·es.
🌐 Site internet : www.rondenoire.ch
Camille et Dušan Rybacek Erbetta; Chalet Ronde Noire, 1453 Mauborget
Téléphone: 024 436 22 61
Et dans tout ça, il y a une richesse palpable. Dans sa bibliothèque thématique, ouverte aux visites. Dans les savoirs qu’elle a transmis à son fils, parfois même perché·es sur un vieux sapin pour observer les oiseaux. Dans sa connaissance fine des plantes — elle sait distinguer le cirse commun du cirse des champs, choisir celles qui conviendront à ses lapins ou à ses poules.
La Ronde Noire n’est pas un modèle facile à reproduire, mais une invitation à repenser nos liens au vivant, au travail, aux autres. C’est un chemin, un témoignage de ce que peut être une transition écologique et solidaire, vécue de l’intérieur, avec humilité, engagement et complexité.
Cette trans’histoire a été écrite dans le cadre d’un séjour organisé par les Sentiers des Savoirs (https://sentiers-des-savoirs.ch/), qui a propose de composer un parcours à pied, rythmé par des étapes d’apprentissage auprès de passeur·euse·s de savoirs. Ce projet est porté par la Fondation Zoein et l’association Les Sentiers des Savoirs-Suisse.